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Nouvelle : Aux dernières loges de mon enterrement

« La première fois que je suis mort, cela m’a fait tout drôle. Pas tant de mourir finalement, mais parce que c’était nouveau. Je suis décédé de mon plein gré, avec une part d’égoïsme assumée : je voulais voir à quoi ressemblerait mon enterrement. J’ai toujours rêvé de vivre ce moment-là car, il faut bien l’avouer, il est frustrant d’assister à celui des autres et de toujours manquer le sien.

La vie n’offre finalement que deux occasions de réunir la famille et les amis autour de soi : son mariage et son enterrement. Ils viennent alors s’agglutiner dans une église et commencent à pleurer. De joie quand vous dites oui. De peine quand vous êtes allongé dans un magnifique cercueil en bois de vingt-deux millimètres d’épaisseur, équipé d’un dispositif d’étanchéité au fond et de quatre poignées sur les côtés.

Vu que mon mariage avait eu lieu il y a fort longtemps, dans l’intimité d’une cérémonie confidentielle et – pourquoi le nier ? – ratée, je voulais absolument vivre intensément mon enterrement. Je considérais cela comme un droit fondamental et inaliénable attaché à ma personne.

Cependant, il ne fut jamais question de mourir vraiment ; simuler était amplement suffisant. Après avoir été malheureux pendant plusieurs mois, creusé ma dette, laissé une lettre crédible évoquant un pont d’où l’on peut sauter, je disparus. Une semaine après, on organisait mes obsèques. Il n’avait pas été jugé utile de poursuivre la recherche du corps plus longtemps.

J’avais prévu de réapparaître le jour des festivités. D’abord caché derrière d’épaisses lunettes et une fausse moustache. Puis aux yeux de tous, à la sortie de l’église, comme quand les jeunes mariés reçoivent les félicitations. Cela aurait eu du panache si tout avait marché comme prévu.

Vint donc le grand jour. Un entrefilet dans le journal de la veille m’avait donné l’adresse de l’église. J’arrivai en avance, afin d’en profiter au maximum. Cette journée m’appartenait, j’avais travaillé dur pour obtenir un tel privilège.

Je m’étais même préparé pour le moment pénible : voir ma femme en deuil, terrassée par la douleur, soutenue par mon fils, solide et digne, lui. Ma disparition laissait un grand vide, c’est sûr. A ce stade, je devais déjà avoir été canonisé, avec les ailes et l’auréole. Entre nous, mieux vaut tard que jamais. Je la vis arriver de loin, dans sa voiture d’un noir de circonstance. Elle se gara comme elle put, aucune raison que cela change aujourd’hui.

A dire vrai, je la trouvai en forme. Elle distribuait des sourires pincés, embrassait ses proches. Je l’aurais crue plus affectée. J’imaginais un visage rendu disgracieux par la peine, le lit des larmes encore tracé sur ses joues creusées. Elle me paraissait même plus belle qu’une semaine auparavant. Mon fils fumait d’un air détaché. De mon vivant, il n’en avait jamais eu le droit ; de fumer, pas d’être détaché bien sûr. Et quand je dis de mon vivant, on se comprend.

auxderniereslogesL’assistance était clairsemée, j’espérais une foule plus fournie. Chacun s’installa sur les bancs en bois dans un silence empreint d’une grande solennité. Je m’assis au fond de l’église, à la meilleure place, celle que j’occupais déjà sur les bancs de l’école.

Le prêtre chanta des louanges à Dieu que je plaignis aussitôt, lui qui devait supporter cette cacophonie à longueur de messes. Il m’accueillit auprès du Seigneur, qui est Bon, qui est Amour… pouvait-on en finir avec cette perte de temps et passer aux choses sérieuses ?

Enfin, Laurent se leva. Il sortit de sa poche intérieure une feuille pliée en quatre et monta d’un pas lourd les trois marches qui menaient à l’autel. Laurent, c’était mon ami, un vieux copain avec qui j’avais tout vécu. Les sorties quand nous étions jeunes, les affaires quand nous l’étions un peu moins. J’avais partagé tous mes secrets avec lui, même ceux que ma femme ne connaissait pas. Surtout ceux-là d’ailleurs. Il se racla la gorge, piétina sur lui-même. Il était ému, moi aussi. Si j’avais été à sa place et lui à la mienne, j’aurais loué sa fidélité, ses convictions, sa générosité. Des larmes me montèrent aux yeux.

Il commença à parler mais on n’entendit rien, son micro n’était pas allumé. Je fus le seul à en rire et une vieille dame, assise là pour fuir la pluie extérieure, me lança un regard de travers. Enterrement pluvieux, enterrement joyeux, non ?

– Il me revient la difficile tâche de saluer la mémoire d’Alain, qui a décidé de s’en aller comme il était venu, sans demander son reste. Je pense être son plus ancien ami, celui qui en sait probablement trop sur lui, sur l’homme qu’il a choisi d’être et qu’il a finalement été.

S’il voulait être sympa, ce n’était pas une franche réussite pour le moment. Son lancement était poussif, certes, mais il allait prendre son envol, se lancer dans un panégyrique  enflammé. Je le connaissais mon Laurent.

– La vie s’est chargée de lui présenter une route qui l’a éloigné petit à petit de nous tous, sa famille, ses proches, nous qui n’avons eu de cesse de lui apporter notre amour et notre amitié. Il avait ses pratiques, son style dirais-je, qu’il fallait accepter ou non. C’était un homme avec un bon fond quand même. Dieu reconnaîtra les Siens.

Et il retourna s’asseoir. Ce fut comme un coup de fouet dont le claquement sec rebondit sur les murs épais de l’église pour me cingler brutalement. Puis le silence s’installa, laissant planer un doute pernicieux. Je me demandai s’il m’en voulait encore pour cette histoire d’argent. Quelle mesquinerie ! Je pensais qu’on avait oublié. Moi, j’avais oublié en tout cas. Je vis Laurent parler à l’oreille de ma femme. Et elle qui hochait la tête d’un air absorbé. Il était capable de lui avoir tout raconté. Un secret est sacré pourtant. Il y eut un moment de flottement. J’observais mon épouse ; elle restait assise, attentiste, suivant le curé des yeux. Comment ! Elle n’allait pas saluer la mémoire de l’homme qui l’avait aimée et supportée pendant plus de trente ans. Trente-deux je crois. Ou trente-trois. C’était un spectacle lamentable. J’étais à deux doigts de siffler.

La porte de l’église s’ouvrit dans un grincement strident qui réveilla l’atmosphère. Une femme dans sa belle quarantaine entra, tenant par la main un enfant d’environ sept ans. Le faible éclairage cachait ses traits, mais je la reconnus. Elle était donc venue. Par quel moyen avait-elle su que j’étais mort ? Je n’en savais rien. J’étais content de la voir bien sûr, mais elle aurait quand même pu laisser le gamin en dehors de tout ça. Elle marcha lentement jusqu’au bout de l’allée, avec théâtralité et ne s’arrêta que derrière le micro.

– Bonjour à tous. Qui je suis importe peu. Je ne parlerai pas d’Alain dont je n’avais plus de nouvelles depuis cinq ans. Si j’entreprends cette démarche aujourd’hui, c’est pour lui.

Elle fit faire un pas en avant au garçon qui ne paraissait pas très heureux d’affronter le regard perplexe de l’assemblée. Il me ressemblait à un point qui me stupéfia.

– Je vous présente Martin. Il est le fils d’Alain. Martin, voici ton frère.

Et elle désigna mon fils, celui de trente ans. Il avait perdu son habituel air blasé de neurasthénique sous Prozac et affichait maintenant une franche perplexité. Une clameur sourde gagna les rangées. Le prêtre reprit le micro avec vigueur, marmonna le Notre Père en quatrième vitesse et clôtura la cérémonie en balançant à la va-vite quelques vapeurs d’encens. Dans sa précipitation, il en oublia la quête.

Un tumulte s’ensuivit et l’église se vida rapidement. Sur le parvis, les conversations allaient bon train. Une explication animée opposait déjà les mères de mes deux fils. C’en était trop. Il me fallait assumer mes actes, charger sur mes épaules le poids de la culpabilité. J’espérai que ma présence inattendue suffirait à résoudre la situation. Quel naïf !

Alors que j’avançais, arrachant ma fausse moustache, retirant mes lunettes, je vis s’approcher Didier. Il avait l’air content de me voir. J’écartai les bras et on se serra longuement l’un contre l’autre. C’est alors que je me rappelai : Didier était mort il y a dix ans. Un peu plus loin, mes parents me faisaient signe de la main, souriant d’un air gêné. Des revenants. Je m’affolais, courrais à présent, mais personne ne prêta attention à moi. J’arrivai devant les deux femmes et leur criai que tout était de ma faute, qu’il fallait me pardonner. Elles ne m’entendirent pas. J’agrippai un bras. Aucune réaction. Didier me prit par l’épaule et me fit asseoir sur un banc.

Il m’annonça de sa voix grave et posée que j’étais mort depuis une semaine. J’avais enjambé ce pont et sauté tête la première, criblé de dettes et malheureux comme les pierres. Il fabulait le pauvre homme, ce n’était pas possible. Je rigolai franchement, lui demandai où il allait chercher tout ça. Moi, je voulais juste voir si ma femme saluerait ma mémoire le jour de mon enterrement ; je voulais juste m’assurer que je laisserais un bon souvenir si je venais à mourir vraiment. Le pont n’était qu’un leurre et si j’y étais allé, ce n’était qu’en reconnaissance. Didier me fixait avec tristesse ; j’étais content de le revoir, certes, mais sa présence me mettait mal à l’aise. La voix plus faible, il me dit que la peur de mourir est une fieffée menteuse, que je m’en rendrais rapidement compte. Ne t’inquiète pas pour moi, lui répondis-je, je n’ai peur de rien. Je tournai alors la tête vers les deux mères ; elles parlaient calmement maintenant. Au loin, je ne distinguais plus mes parents. Et, tiens ! Didier avait disparu lui aussi.
Je souriais, enfin rassuré. Tout cela n’avait été que pure hallucination, la fatigue probablement. Il n’y avait ni revenant, ni tête la première, ni peur de mourir. Soulagé, je respirai un bon coup. Il était encore temps de reprendre le fil de mon scénario, de réussir ma surprise. Et avec du panache s’il vous plaît ! Je me levai, mais avec difficulté. Mes jambes flageolaient, je luttais contre un souffle froid qui me traversait le corps. Je perdais l’équilibre et criais pour appeler à l’aide mais les forces me quitt… »